Devenir volontaire : dans les coulisses d’une auberge de jeunesse à Edimbourg

À Castle Rock Hostel, près de 60 volontaires vivent et travaillent ensemble, parfois pendant des années. Une société conviviale et internationale, néanmoins travaillée par de véritables enjeux de pouvoir.

À Castle Rock Hostel, les volontaires disposent de leurs propres dortoirs. Crédit : David Purvis.

C’est l’histoire d’un monde dans un monde, un de ceux dans lequel on entre sans trop savoir pourquoi mais dont le charme agit si puissamment qu’il devient ensuite difficile de s’en extraire. Ce monde, c’est celui que forme la soixantaine de « volontaires » de Castle Rock Hostel, cette majestueuse bâtisse du XIXe siècle située au cœur de la vieille ville d’Édimbourg et reconvertie en auberge jeunesse dans les années 1990. Ce monde, c’est celui dans lequel j’ai moi-même évolué lors de mon arrivée à Édimbourg, de janvier à mars 2019.

Les conditions pour pénétrer cette société secrète sont les suivantes : travailler une quinzaine d’heures par semaine dans l’auberge, dormir dans des dortoirs de huit à quatorze personnes et promettre de demeurer un mois au moins. En échange de cela, les portes du paradis vont sont ouvertes ou, pour le dire autrement, le logement est gratuit. Une aubaine pour de nombreux jeunes débarquant à Édimbourg, qui y voient l’opportunité de faire de nouvelles rencontres tout en repoussant à plus tard la perspective peu engageante de rechercher un appartement. Nacho, 31 ans, volontaire espagnol depuis avril 2017, se rappelle son arrivée dans la capitale écossaise : « Il y avait trop de monde qui cherchait, c’était dingue. J’ai abandonné l’idée ».

Arrivée en tant que simple cliente de l’auberge, j’ai moi-même cédé aux sirènes du volontariat pour cette même raison. Entre 2010 et 2019, les loyers de la région du Lothian, où se trouve Édimbourg, ont en effet augmenté de près de 50 %. Résultat, une chambre en colocation pour moins de 450 livres par mois (510 euros, sans les charges) est devenue une rareté. Après cinq ou six tentatives infructueuses, j’ai donc fini par rejoindre l’armée des volontaires de Castle Rock Hostel.

Dans la cuisine, chaque volontaire a droit à une boîte pour stocker sa nourriture. Crédit : David Purvis.

A l’auberge, les jours se suivent et se ressemblent. Tous les matins, il faut se présenter à dix heures à la réunion où le « responsable ménage » répartit les tâches entre les volontaires. Passer l’aspirateur dans les couloirs, récurer les toilettes et les douches, changer les poubelles des chambres, faire les lits, frotter les huit plaques de cuisson des cuisines… Les corvées ne manquent pas dans cette auberge qui accueille tous les jours environ 200 clients. Et quand il n’y a pas assez de travail, on en invente : un jour, j’ai passé près de deux heures à astiquer les plinthes du château. Il fallait bien justifier le fait de dormir dans un lit gratuit.

Nos services débutent à 11 heures et durent environ deux heures. Ce n’est pas très compliqué mais tout de même fatigant : on passe généralement son temps à descendre et remonter les quatre étages de l’auberge, armés d’un aspirateur, de multiples sceaux ou de sacs remplis de linge. Les volontaires sont souvent à moitié endormis ou souffrent d’une sévère gueule de bois. Il faut dire que la moyenne d’âge tourne autour de 23 ans et les sorties nocturnes répétées.

“J’ai rencontré des gens géniaux avec qui je me suis terriblement amusée. Quand je suis repartie à Noël, je savais que j’allais revenir très vite.”

Après avoir fait le ménage, les volontaires s’égaient dans l’auberge. Certains, dont moi, vont prendre leur douche avant de se préparer un déjeuner. Un rituel qui prend toujours un temps infini dans la mesure où il faut réussir à mettre la main sur l’unique poêle qui ne brûle pas vos aliments, repérer le four qui fonctionne à peu près correctement et attendre patiemment que son repas devienne enfin comestible. Quand le déjeuner s’achève, il est souvent près de 15 heures et il reste peu de temps pour profiter de la ville. À Édimbourg, les journées en hiver sont très courtes et la nuit tombe vers 16 heures. Souvent, le début de soirée s’installe sans que l’on comprenne vraiment où est passée sa journée.

Pourtant, l’ambiance est chaleureuse. Italiens, Espagnols, Britanniques, Néo-zélandais, Uruguayens, Australiens, Français, Hongrois, Polonais, Israéliens, Sud-africains, Finlandais… Les volontaires viennent de partout dans le monde et leurs rencontres donnent lieu à un pétillant brassage culturel. Entre flirts, amitiés, sorties dans les bars, virées dans les Highlands, dîners organisés à une vingtaine, balades dans la nature environnante, projections de films dans la salle de cinéma, la vie ressemble à une interminable colo pour adultes.

Anais, une allemande de 23 ans arrivée à Castle Rock Hostel en novembre 2017, se rappelle s’être rapidement liée d’amitié avec plusieurs volontaires : « J’ai rencontré des gens géniaux avec qui je me suis terriblement amusée. Quand je suis repartie à Noël dans ma famille, je savais que j’allais revenir très vite ». Vu de l’extérieur, Castle Rock Hostel semble n’être qu’un tourbillon de fêtes au sein d’une gigantesque famille, sorte de communauté hippie et internationale où chacun est l’égal de l’autre. Le tableau est idyllique.

La décoration à l’auberge rappelle un château médiéval. Crédit : David Purvis

Mais avec le temps, la peinture finit tout de même par s’écailler un peu. Codes, privilèges, exclusions, constitution de castes, prises de pouvoir… La « famille » se révèle bientôt n’être qu’une société comme une autre. À y regarder de plus près, une véritable hiérarchie s’impose aux volontaires, qui sont loin d’être tous logés à la même enseigne.

Tout en bas de l’échelle sociale, il y a les simples fantassins comme moi, obligés tous les matins de se rendre à la réunion afin de se voir attribuer des tâches ménagères ingrates. Un peu au-dessus dans la chaîne alimentaire, on trouve les volontaires présents depuis quelques mois, qui ont obtenu le droit de préparer les petits-déjeuners ou de s’occuper du linge. Leur service dure cinq heures au lieu de deux et ils les connaissent à l’avance, ce qui leur permet de s’organiser. Dans la même catégorie figurent les volontaires qui échappent au ménage en organisant les virées aux pubs pour les clients.

Et puis encore au-dessus, il y a les gradés, ceux qu’on appelle les « staffs » bien qu’ils ne soient pas rémunérés par l’auberge. À eux le frigo privé dans le cellier, les petits-déjeuners offerts par la maison, les voyages gratuits dans les Highlands avec les touristes, le droit d’occuper la salle de cinéma lorsqu’elle est fermée au public, et surtout, le graal : l’autorisation de vendre ses heures.

Car oui, tout volontaire peut, s’il travaille plus de quatorze heures par semaine, « accumuler des heures » et les « poser » pour partir en vacances tout en conservant son lit. En revanche, seuls les staffs peuvent transformer leurs heures de travail en monnaie sonnante et trébuchante grâce à un tour de passe-passe. Alors qu’une nuit en dortoir équivaut normalement à une douzaine de livres, les staffs ont le droit de les vendre environ dix livres aux autres volontaires. C’est un marché qui arrange chacun : les gradés bénéficient d’une rentrée régulière d’argent tandis que leurs clients, qui préfèrent parfois payer plutôt que nettoyer, peuvent occuper un lit pour une bouchée de pain. Anais, devenue staff six mois après son retour en février 2018, touchait ainsi 70 livres par semaine. Mais un tel niveau de pouvoir se mérite : « J’ai énormément nettoyé quand je suis arrivée. Je faisais souvent des doubles services. Très vite, j’ai accumulé assez d’heures pour pouvoir rester un mois sans payer. Or le management est très attentif à notre investissement au sein de l’auberge. Résultat, je suis partie en vacances en juillet et quand je suis revenue, j’avais été promue staff », raconte-t-elle.

“Les promotions dans l’auberge sont aussi le fruit du hasard, il suffit que tu sois là au bon moment, au bon endroit”

Obtenir une telle promotion relève aussi du réseautage. Raphaël* peste : « On se croirait au lycée. Les managers ont tendance à choisir leurs amis comme staffs, même lorsque ces derniers ne sont pas très assidus. A une époque, je me suis mis à travailler énormément pour l’auberge. Mais plus je donnais de mon temps et plus ils me donnaient les pires corvées. Pendant ce temps, leurs amis se la coulaient douce ». Jean*, un autre volontaire, tempère néanmoins : « Les promotions dans l’auberge sont aussi le fruit du hasard, il suffit que tu sois là au bon moment, au bon endroit. Par exemple, la personne en charge des petits-déjeuners ne se lève pas un matin, tu es dans les parages, on te forme sur le tas et c’est parti ».

Tout en haut de cette pyramide, il y a les anciens volontaires devenus employés de l’auberge. Parmi eux, se trouvent le responsable du ménage, un réceptionniste de nuit, deux assistants managers et un manager général. Lorsque j’y habitais, la manageure générale était une jeune canadienne de 23 ans. Tous bénéficiaient d’une chambre privée.

La chambre 10, habituellement réservée aux anciens. Crédit : David Purvis.

Comme au sein d’une entreprise, l’accès à des postes hiérarchiques est donc un savant mélange de mérite, patience, relations sociales et de chance. Et comme dans une entreprise, les privilèges à Castle Rock sont liés à l’ancienneté. Les derniers arrivés héritent donc en général des pires dortoirs. Dans le quartier des hommes, la différence est particulièrement frappante. La chambre 14, où atterrissent le plus souvent les petits nouveaux, est un dortoir de quatorze couchages, dont l’odeur quasiment insoutenable vous saute au visage et où le respect du sommeil des autres n’est souvent qu’un concept. Néstor, un volontaire espagnol de 31 ans arrivé en mars 2017 se remémore en souriant l’une de ses premières nuits dans cette chambre : « Je me souviens que trois mecs sont arrivés avec des filles avec lesquelles ils ont commencé à coucher. Puis deux autres couples sont entrés, dont l’un qui s’est installé en dessous de mon lit. Au total, il y avait cinq couples qui faisaient leurs affaires et plutôt bruyamment ! ».

Cet épisode déplaisant ne l’a pas fait déguerpir. Deux semaines plus tard, Néstor déménageait dans la chambre 10, un dortoir de dix couchages extrêmement bien aménagé, où flotte toujours une bonne odeur de propre. Là-bas, tout n’est qu’est ordre et beauté : les règles de bonne conduite s’appliquent strictement et des réunions ont lieu régulièrement afin d’améliorer l’agencement de la chambre voire gérer les conflits en interne.

Du côté des femmes, le système de l’ancienneté prévaut également. La chambre 13, dans laquelle je suis restée, est celle des « bleues », soit huit couchettes dans une chambre de 20 mètres carrés sans beaucoup de rangement. Il y était admis que les locataires, potentiellement de passage, pouvaient être bruyantes. Les chambres 11 et 12, plus peuplées mais aussi mieux aménagées, étaient celles où vivaient les « anciennes » et au sein desquelles le silence était davantage respecté. Leurs lits n’étaient pas de simples couchages mais de petits cocons richement décorés : les filles avaient épinglé au mur des photos et des posters, parfois des tentures et des guirlandes. Certaines avaient même investi dans des housses de couettes. Bref, tout indiquait une installation de longue date.

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Les paires de chaussures de la chambre 10, soigneusement rangées. Crédit : David Purvis.

À Castle Rock, les privilèges liés à l’ancienneté ne s’arrêtent pas au choix de la chambre. Au sein des dortoirs, seuls les plus vieux volontaires occupent les lits du bas, où l’on peut accrocher des rideaux et se créer ainsi un semblant d’intimité. Soit un luxe, dans un environnement où il est quasiment impossible d’être seul. Résultat, les lits sont parfois l’objet de luttes acharnées. Sunil, un volontaire espagnol de 31 ans, occupant de la chambre 10 pendant dix mois, a été soumis à une forte pression pour quitter son lit du bas : « Un staff avait décidé qu’en vertu de son statut, il pouvait obtenir cette couchette alors que j’avais patienté longtemps pour l’avoir. Je n’ai pas cédé ». 

Staffs, simples volontaires, employés, tous ont cependant quelque chose en commun : au départ, l’auberge était synonyme d’amusement et rien d’autre. Certains avaient atterris là au milieu d’une pause dans leurs études ou dans leur vie de manière générale. Les Australiens, par exemple, sont très nombreux à voyager en Europe et s’arrêtent pendant de longs mois à Castle Rock Hostel. Pour eux, la vie à l’auberge fait partie de leur grande expédition, juste une parenthèse enchantée où prendre du bon temps. Et puis il y a tout ceux qui ont fui quelque chose : un burn-out professionnel, un chagrin d’amour, une famille dysfonctionnelle, un pays miné par le chômage ou dans lequel ils ne se sentent tout simplement pas à leur place. Alors quand ils débarquent à Castle Rock Hostel, c’est la fête, au moins pour un temps. Yiannis*, volontaire grec de 28 ans devenu volontaire en octobre 2016, se souvient d’une époque légère : « Au début, j’étais comme tout le monde, je me suis contenté de faire la fête en continu pendant six mois ». Anais a les mêmes souvenirs : « Pendant presque un an, je me suis essentiellement amusée ».

Puis vient le temps où il faut trouver un travail, s’engager dans un projet, et où l’auberge perd un peu de son attrait. Les volontaires sont alors obligés de cumuler les activités et se retrouvent parfois avec des semaines très lourdes en termes de charge de travail. Je me souviens de mon amie Talia, une Australienne de 26 ans qui cumulait 40 heures par semaine dans une autre auberge de la ville et une dizaine d’heures de ménage à Castle Rock. Yiannis jonglait, lui, entre des cours de danse, un emploi de serveur dans une boîte de nuit et ses heures de volontariat à l’auberge. Un emploi du temps surchargé qui a fini par avoir raison de sa santé mentale : « J’ai fait une sorte de dépression nerveuse. Mon cerveau était constamment sollicité, je n’avais plus du tout de temps pour moi ».

Tous le disent, l’auberge peut vous envahir complètement, au point de ne plus penser à soi. « Une fois, je suis restée quatre jours sans sortir. C’est tellement facile : il y a toujours quelqu’un qui est disponible pour discuter, cuisiner, regarder un film. Tout est là, à portée de main. C’est une bulle », raconte Néstor. Enrico, volontaire italien 25 ans ayant vécu plusieurs mois à Castle Rock en 2019, ne dit pas autre chose : « C’est un environnement tellement étrange, toute ta vie tourne autour de l’auberge. Tu trouves généralement un emploi là où d’autres volontaires travaillent et tu finis par ne sortir qu’avec des gens du château. Au final, tu habites à Édimbourg mais tu ne connais personne à l’extérieur ! ».

“Les gens qui vivaient à l’auberge étaient souvent des voyageurs sans plan arrêté pour la suite. Vivre avec eux vous autorisait à ne pas penser à votre propre avenir.”

L’auberge a aussi quelque chose d’envoûtant car elle vous ôte le souci des responsabilités : « Nous n’avions pas de factures à payer, quand quelque chose était cassé, on le réparait pour nous. Ce n’était pas la vraie vie », se rappelle Anais. Enrico garde aussi le souvenir d’une liberté incroyable : « On pouvait faire un job un peu pourri et en changer quand bon nous semblait car nous étions assurés d’avoir un toit sur la tête. Nous pouvions aussi partir d’Édimbourg du jour au lendemain. Et puis les gens qui habitaient à l’auberge étaient souvent des voyageurs sans plan arrêté pour la suite. Vivre avec eux vous autorisait à ne pas penser à votre propre avenir ».

Paradoxalement, l’auberge a aussi permis à certains de se structurer psychiquement : « Parfois je me dis que j’ai davantage grandi dans cette auberge que si j’avais eu une vie normale. C’est quand même un environnement assez fou, avec des gens qui vous sollicitent en permanence, notamment pour sortir. Il faut avoir de la force pour résister, se concentrer sur soi. Ça vous endurcit d’une certaine manière », estime Federico, un Uruguayen de 24 ans, habitant de l’auberge depuis trois ans.

La salle de musique, où se tient également la réunion matinale. Crédit : David Purvis.

Comme lui, quelques-uns se laissent bercer par cette vie pendant des mois, parfois des années. De certains volontaires, on raconte qu’ils sont là depuis six ans pour l’un, douze pour l’autre, sans que jamais personne n’ose vraiment leur poser la question. Comment ont-ils vécu tout ce temps sans intimité ? Jessica, une Française de 29 ans qui est restée 4 ans et demi à l’auberge (dont trois en dortoir) raconte : « Je l’ai bien vécu. J’étais un peu fatiguée mais ça allait. J’ai toujours aimé partir en colonie de vacances, ça ne m’a jamais dérangée de partager mon espace pendant longtemps ». Gergely, qui habite le dortoir 10 depuis deux ans, tient le même discours : « J’ai neuf frères et sœurs, j’ai toujours partagé ma chambre avec d’autres. Pour moi, c’est naturel ».

Sans compter que vivre à l’auberge pendant longtemps permet de faire de substantielles économies. « Financièrement parlant, j’aurais pu déménager en appartement. Mais j’envoie régulièrement de l’argent à ma mère et plus généralement, je préfère garder cet argent pour autre chose qu’un loyer », souligne Yiannis. Pour Nacho, c’est encore une autre histoire. Locataire de la chambre 14, il travaille depuis deux ans 50 heures par semaine en tant que livreur Deliveroo, un emploi auquel s’ajoute une dizaine d’heures de ménage à l’auberge. Cette vie de labeur n’a pour seul but : accumuler les fonds nécessaires pour ouvrir son propre hôtel à Tenerife. « C’est un sacrifice que je fais pour plus tard. Si je dois rester deux ans de plus, je le ferai », me dit-il en juillet 2019. Près de huit mois plus tard, Nacho habite toujours à l’auberge.

 
 

*Les prénoms ont été modifiés

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