Au cœur de la crise, un chef cuistot lance les Restos du Cœur écossais

Grâce à de généreuses donations, la toute nouvelle entreprise sociale Empty Kitchens, Full Hearts (Cuisines vides, Cœurs remplis) a déjà distribué près de 50 000 couverts aux plus démunis d’Édimbourg.

En deux mois, l’entreprise a transformé 12 tonnes de nourriture en des milliers de repas équilibrés. Crédit : Eldor Arbel

Pauvreté alimentaire et isolement. Voici les mots qui, avec douleur et mort, résonnent désormais avec coronavirus. Lorsque le gouvernement britannique annonce le confinement du pays fin mars, Lewis MacLachlan, chef écossais de 28 ans, le pressent déjà. À cette époque, il fonde Empty Kitchens, Full Hearts, un projet en vue de nourrir les populations les plus fragiles d’Édimbourg pendant la crise. Trois mois plus tard, Lewis est épuisé et il n’est pas le seul. À l’heure actuelle, 100 bénévoles travaillent sans relâche à ses côtés pour livrer près de 1000 couverts par jour. Soit une intense machinerie nécessitant un engagement de chaque instant. « En tant que chef, je suis habitué à faire des services de plus de trente heures. Pour le moment je tiens, mais je vais quand même devoir m’arrêter quelques temps pour souffler. Je ne suis plus si jeune », me dit-il lorsque je le rencontre en mai.

Il y a peu, Lewis était pourtant sur les bancs de l’université Queen Margaret à Édimbourg, à étudier dans le cadre d’un master en gastronomie. « Après avoir été chef pendant dix ans, j’ai voulu reprendre mes études afin d’intégrer un syndicat et permettre aux chefs d’être mieux traités », explique-t-il. Mais à la mi-mars, la pandémie frappe et le monde entier se met sur pause. Avec le confinement, l’université ferme ses portes, tout comme des centaines de restaurants et hôtels en Écosse. « J’avais des amis chefs désespérés qui m’appelaient de tout le pays pour me dire qu’ils avaient été licenciés et se retrouvaient sans rien. À ce moment là, beaucoup de personnes âgées allaient devoir choisir entre sortir dehors et risquer d’être contaminés ou se nourrir. Dans le même temps, les personnes vulnérables de la ville, comme les SDF et toutes les personnes expérimentant parfois la pauvreté alimentaire pour la première fois à cause de la crise, étaient en danger ».

Face au drame humanitaire qui s’annonce, Lewis décide alors d’ouvrir une cuisine temporaire afin de livrer des repas gratuits aux plus démunis, tout en permettant à des chefs cuistots désormais inactifs de cuisiner à nouveau. Comme Nikita, une jeune chef de 25 ans, travaillant auparavant au Crieff Hydro Hotel, un complexe de luxe dans les Highlands. « Mon contrat s’est terminé la veille des annonces sur la mise en place du chômage partiel. Comme j’étais aussi logée par mon employeur, je me suis retrouvée à la rue. C’est Lewis qui m’a accueillie chez lui à Édimbourg et m’a proposée de travailler pour Empty Kitchens, Full Hearts » raconte-t-elle.

Première maison : Bridgend Farmhouse

Au tout début, Lewis et ses amis s’installent à Bridgend Farmhouse, une organisation caritative située dans le sud d’Édimbourg. Celle-ci abrite en temps normal un café communautaire et organise divers ateliers pour les habitants du quartier, notamment pour apprendre à cuisiner sain, réparer son vélo ou construire une maison en bois écologique. À cause du coronavirus, toutes ces activités ont cependant été suspendues. Mais à l’annonce du confinement, un nouveau projet est sur le point de prendre forme : transformer la ferme en un centre de distribution alimentaire d’urgence à destination des locaux. « J’étais en train de mettre en place le projet lorsque Lewis m’a approché avec une idée similaire s’agissant de Empty Kitchens, Full Hearts. Il m’a proposé de prendre en charge la partie préparation des plats », explique Eric Fernandez-Baca, 45 ans, manager à Bridgend. Et c’est ainsi que tout démarre. Fermées depuis quelques jours, les cuisines de cet ancien corps de ferme du XVIIIème siècle s’animent alors à nouveau.

Bridgend Farmhouse s’est appuyée sur son réseau de bénévoles pour lancer le projet. Crédit : Eric Fernandez-Baca

Et très vite, l’initiative prend son envol : grâce leur appel aux dons, Lewis et Eric reçoivent en quelques jours près de 4000 livres. Pendant ce temps, plusieurs restaurants de la ville, désormais fermés, leur donnent la nourriture qu’ils s’apprêtent à jeter. Quant à la ferme, elle active son propre réseau de bénévoles : « Nous avons fait appel à des personnes qui travaillaient déjà dans la restauration ou l’hôtellerie, que nous n’avions pas besoin de former aux normes d’hygiène », explique Eric Fernandez-Baca. Comme Carmen, une Espagnole de 31 ans, serveuse à temps partiel dans la capitale écossaise. « Cela faisait presque un an et demi que je venais à la ferme, notamment pour apprendre à construire un abri en bois écologique. Avec la crise, le restaurant pour lequel je travaille a fermé et j’ai été mise au chômage partiel. Aujourd’hui, je suis à Bridgend presque cinq fois par semaine », raconte-t-elle. Au total, près de 60 bénévoles sont mobilisés pour confectionner et délivrer des repas sains et équilibrés.

La première semaine, 70 colis de nourriture sont distribués par jour, lesquels comprennent chacun un petit-déjeuner, un déjeuner et un dîner. Ces derniers sont livrés aux habitants des quartiers qui environnent la ferme, dont certains, comme Gilmerton et Niddrie, sont classés parmi les plus pauvres de la ville. « Nous livrons des repas à tous les personnes obligées de rester chez elles pour raisons médicales ainsi toutes les autres étant dans le besoin. Nous acceptons les recommandations uniquement provenant de notre communauté locale, qu’elle soit religieuse, éducative or du secteur de la santé », peut-on lire sur le site internet de Bridgend Farmhouse. Les semaines passant, la ferme atteint jusqu’à 350 colis distribués par jour.

L’un des objectifs de Empty Kitchens, Full Hearts est de prodiguer des repas sains. Crédit : Eldor Arbel

Le déménagement à Leith

Et puis, fin avril, Lewis reçoit une proposition : le Old Dr Bells Baths, une salle de réception située à Leith, au nord-est d’Édimbourg, se propose de les accueillir. Dans ce quartier du port, lui aussi très défavorisé, les besoins des populations sont tout aussi importants. Sans compter que les cuisines du lieu sont plus grandes et Lewis y voit ainsi l’opportunité de venir en aide à davantage de monde. Tandis que Bridgend Farmhouse continue de livrer des repas dans le sud de la capitale, les chefs de Empty Kitchens, Fulls Hearts partent donc s’installer là-bas. Et à nouveau, les bénévoles affluent. Comme Duncan, un jeune homme de 30 ans, responsable de vente au sein d’une entreprise de production de porridge à Édimbourg et mis au chômage partiel : « Il n’y a rien à faire chez moi, je préfère venir ici donner un coup de main ».

Depuis son installation à Leith, l’entreprise sociale a pu compter sur l’aide de plusieurs restaurants, comme le Walford Astoria Edinburgh – The Caledonian, qui leur a fourni l’équivalent de 10 000 livres de nourriture et d’équipements. De la même manière qu’à Bridgend Farmhouse, les bénévoles travaillent également en collaboration avec FareShare, une organisation caritative qui récupère les surplus des supermarchés afin de les redistribuer à des œuvres de bienfaisance. Et puis, il y a les secours des uns et des autres. Comme WD Catering Solutions, une entreprise de matériel de restauration basée à Glasgow, qui leur a donné deux frigos et a aussi réparé certains de leurs équipements, le tout pour une bouchée de pain.

Au Old Dr. Bells Bath, les bénévoles travaillent 7/7 jours depuis fin avril. Crédit : Eldor Arbel

 des financements insuffisants

Du côté des pouvoirs publics, la mairie d’Édimbourg et le gouvernement écossais leur ont accordé au total 3000 livres de subventions, sur les 65 000 demandées. Pourquoi si peu ? « Chez Empty Kitchens, Full Hearts, nous affirmons pouvoir nourrir une famille de quatre personnes pendant une semaine avec seulement 25 livres. Les autres entreprises que le gouvernement a bien voulu financer ont dit que cela leur coûtait 140 livres! Tout le monde ment tellement que lorsque nous disons que nous pouvons le faire pour si peu, les autorités doivent penser que c’est de très mauvaise qualité », avance Lewis. Ainsi, 65 % des fonds de Empty Kitchens, Full Hearts proviennent de dons personnels. Des associations liées au logement ont aussi commencé à les financer un peu.

Grâce à eux, près de 350 colis sont livrés par jour, avec, comme à Bridgend, trois repas par colis. En parallèle de ces livraisons, les équipes distribuent également une centaine de plats chauds par jour aux habitants du quartier, une opération appelée “Déjeuner à Leith”. Et comme pour les livraisons, tout le monde peut en profiter. « Nous ne demandons aucun justificatif, il n’est pas question de culpabiliser qui que ce soit. Si une personne nous appelle pour recevoir un colis, nous venons à son secours, point final », explique Louise Thompson, 27 ans, coordinatrice du projet. Lindsay, une mère de famille de 40 ans, n’a pas hésité à demander de l’aide : « Grâce à eux, je reçois un colis par jour. Ça me soulage beaucoup étant donné que depuis le confinement, j’ai mes deux enfants à la maison à nourrir tous les jours ».

Empty Kitchens, Full Hearts cherche désormais une nouvelle cuisine, de préférence à Leith. Crédit : Crédit : Eldor Arbel

Une fin prématurée?

Pendant combien de temps encore des personnes comme Lindsay vont-elles pouvoir recevoir des repas gratuits ? Personne ne peut le dire. Certes, le gouvernement écossais a annoncé que les repas scolaires gratuits seraient prolongés pendant les vacances scolaires pour les familles étant dans le besoin. Ce soutien financier devrait ainsi se poursuivre de fin juin jusqu’à la rentrée scolaire mi-août. Problème : Empty Kitchens, Full Hearts pourrait ne pas survivre jusque-là.

L’argent recueilli par Lewis touche à sa fin. Et la loterie nationale, qui avait pourtant promis de les financer, vient finalement de leur faire faux bond. La raison ? « Nous avons de très nombreuses demandes de subvention en ce moment et nous avons déjà beaucoup investi dans des initiatives pour l’accès à l’alimentation. Nous ne pouvons donc pas vous financer » leur a-t-on expliqué. Par ailleurs, le secteur de la restauration étant sur le point de reprendre le 15 juillet, les bénévoles de Empty Kitchens, Full Hearts sont à nouveau contraints de déménager. « Que les choses soient claires, a cependant précisé Lewis, les équipes du Old Dr Bells Baths ont été fantastiques mais nous ne voulons pas les gêner au moment de la réouverture ».

Le but du chef cuistot est néanmoins de trouver un nouvel espace pour cuisiner et continuer à délivrer des repas gratuits. Car la crise à venir va être extrêmement sévère. L’économie écossaise va potentiellement être l’une des plus durement frappées au niveau mondial. Les chiffres officiels sont d’ailleurs très alarmants. Le PIB du pays a chuté de près de 20 % en avril. Et rien qu’entre février et avril, le nombre de chômeurs en Écosse a augmenté de 30 000 personnes, passant ainsi à 127 000. Or au Royaume-Uni, l’allocation chômage de base est toujours d’environ 300 livres par mois, soit 337 euros…

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